LA DERNIERE ETAPE
(EXTRAITS)
par Robert SHEPPARD
Le général DELESTRAINT parcourra son calvaire de Fresnes à Natzweiler puis à Dachau...
Ainsi commence pour lui la denière étape, dans un monde à l'envers du monde, -le monde de la
Déportation, inhumain, atroce, monde de fous, de demi-fous, de torturés, d'affamés, de squelettes...
Charles DELESTRAINT, Général français, va devenir un "N.& N." -Nuit et Brouillard, un
matricule sans nom, sans rien. Pour le monde il n'existe plus.
On a beaucoup parlé des camps de concentration nazis: c'est une longue histoire commencée
en 1933. Il n'est sans doute pas inutile de tenter d'en expliquer l'ambiance quotidienne, plus
dramatique encore, de par la répétition, de par l'incertitude, que par les images pourtant horribles
que l'on a tant reproduites: décor de chaque jour pour le Déporté. On comprendra mieux ce que fut
la dernière année de la vie du Général.
Certes, un témoignage est toujours délicat, et nul ne peut avoir la prétention de détenir "La"
Vérité sur les camps de concentration. Tant d'éléments entrent en ligne de compte: l'état du témoin,
son âge, sa philosophie, sa perception des choses, son énergie ou sa lassitude du moment, son
abandon ou sa volonté... La population du camp -en fonction, souvent, de sa situation
géographique- peut jouer un rôle déterminant. Son entourage, ses camarades, sa baraque même
influent sur la sensibilité du Déporté; et les chefs de "block" qui pendant une longue période furent
des criminels de droit commun, inféodés aux S.S., ayant tous les droits, même de vie ou de mort, et
soucieux, pour quelques avantages, de faire plus et mieux que leurs "maîtres".
Chacun a vu, à travers les photos, les films, ces images terribles de squelettes sans forme
humaine, marchant malgrè tout au pas cadensé pour éviter la "schlague", le fouet du bourreau:
spectacle ridicule et grand à la fois; ces piles de morts, dont les yeux que personne n'a songé à
fermer, nous regardent comme pour dire: "tu le raconteras...tu le diras...", ces groupes affamés se
battant de leurs dernières forces pour un reste de pain, pour une gamelle renversée à terre et dans
laquelle nage encore un peu de liquide infect. Mais au milieu de tout cela, la volonté de vivre, de ne
pas tomber dans le misérabilisme mortel, la volonté de continuer le combat.
N.& N., c'était le groupe de ceux qui, par ordre, devaient disparaître; N.& N., le décret
atroce promulgué le 7 Décembre 1941, qui condamnait à la mort lente et certaine; N. & N., "Nacht
und Nebel", incroyable et sadique poésie tirée par les Nazis d'un texte de Goethe... Nous étions,
comme dans la mythologie du Rhin, destinés à ne plus revenir, à disparaître dans la Nuit et le
Brouillard.
Charles DELESTRAINT était l'un de ceux-là, et il a vécu pleinement, quotidiennement, ce
monde de la Déportation, à Natzweiler d'abord de Mars à Septembre 1944 puis à Dachau de
Septembre 1944 jusqu'au 19 Avril 1945, jour de son assassinat.
Il faut bien imaginer cette vie si difficile à décrire dans son implacable absurdité pour
apprécier ce que fut son existence pendant les derniers mois et l'exemple qu'il donna dans de telles
conditions.
On a dit aussi que les S.S., malgrè tout, le respectaient en lui donnant son grade: "Herr
General" : C'est mal apprécier la situation ! Non, c'était encore un moyen -ou une tentative-
d'abaisser, de diminuer, d'humilier. Il faut avoir entendu de la bouche des Nazis cette expression
pour en comprendre le sens véritable. L'officier, le sous-officier, le soldat (mais doit-on encore les
qualifier de soldat ?) qui à cet homme en guenilles donnait du "Herr General, c'était avec
sous-entendu devant l'homme agé, amaigri: "Mon Général... t'as bonne mine ! ". Il n'y avait là aucun
respect, bien au contraire.
Mais le Général passait à travers tout, très au dessus des choses mesquines de la vie.
Pourtant, ses paroles, ses sourires, ses gestes, son attitude, c'est au milieu de cette horreur
quotidienne, de ce crime de tous les instants qu'il les tenait, c'est là qu'il se tenait: un grand homme
dans l'adversité.
Etre propre: oui, avant tout et autant que possible, être physiquement propre. Chaque matin
au block 24 de Dachau, nous nous levions avant "le réveil". Il voulait être seul pour utiliser l'eau
glacée qui coulait ,avec parcimonie des jets en fontaine de l'évier circulaire. Après c'eût été trop
tard: quelques jets pour 1300 hommes! Debout, parfois en équilibre pour se doucher, -exercice
périlleux et difficile s'il en était- il s'essuyait ensuite avec un bout de chiffon. Se sentir bien malgrè
tout.
Jeune officier devant ce général déjà agé, je ne pouvais m'empêcher de sourire à l'idée qu'un
jour (pouvais-je imaginer qu'on l'assassinerait ?), l'un et l'autre en uniforme, je le reverrais devant
moi en grande tenue, mais que toujours l'image qui reviendrait à mes yeux serait celle de ce petit
homme tout nu, solide mais combien maigre, s'essuyant avec un lamentable lambeau de chemise...
Pardon, mon Général, mais dans ces circonstances c'était encore une merveilleuse image, c'était un
grand exemple.
D'autres choses qui pourraient sembler désuètes prennent toute leur grandeur; le Général
était gai: il aimait la musique vive, il adorait l'opérette. La vie commune, aussi intime, permet en
effet de se bien connaïtre. J'aimais moi aussi l'opérette; et combien de fois -je le revois encore-
n'avons-nous pas chanté ensemble pour...faire de l'"exercice" dans la cour du block un de ses airs
favoris tiré de "La Belle Hélène" d'Offenbach :
"Ce roi barbu qui s'avance,
-bu qui s'avance,
-bu qui s'avance..."
Non, nous n'oubliions pas la mort qui rôdait, nous n'oublions pas nos camarades qui crevaient, qui
dépérissaient de jour en jour; mais c'était, au lever du soleil, prendre des forces morales pour la
journée.
Vint le temps où, comme beaucoup d'entre nous, sous l'effet de la malnutrition, de la saleté,
il fut envahi par une crise de furonculose. Les crises se déclenchaient sur telle ou telle partie du
corps suivant les individus. Le général en eut le crâne couvert...(...)
...Il voulut absolument que je l'"opère"...ce qui était un bien grand mot. Pas d'instruments, et surtout
pas de désinfectant. Un ami prêtre me donna un couvercle de boîte à cirage qu'il avait
soigneusement poli pour en faire un calice et porter des hosties de block en block (ce qui était
interdit, bien entendu). Il sacrifia donc le convercle de son calice... J'en découpai un triangle que je
fis flamber pour en faire un scalpel. Un infirmier belge "organisa" (c'était le terme élégant pour
"voler"!) un désinfectant -en était-ce vraiment un ? Sur un petit tabouret, devant la porte du bloc, le
Général s'assit, tête penchée en avant, le crâne couvert de furoncles mûrs: j'hésitai à commencer.
"Vas-y, quoi!" fut son ordre. J'y allai....
(..........)
Mais ces moments de la vie quotidienne en enfer n'empêchaient pas le Soldat et le Résistant
qu'il était de continuer à oeuvrer à faire son devoir au mieux suivant les circonstances.
En Janvier 1945 nous avions commencé à organiser l'embryon d'un Comité International. Le
Général en fut naturellement le représentant de tous les Français, reconnu comme tel dès son
arrivée dans les camps, à Natzweiler comme à Dachau. Chaque pays avait délégué un représentant,
et dans le plus grand secret se retrouvaient des hommes de grande qualité -débuts de
l'Europe...clandestine. La tâche n'était pas simple. Prévoir, imaginer la fin, la libération. Eviter les
conflits dans ce qui était une ville de 35.000 habitants: conflits entre personnes, hélas, conflits entre
nations aussi: Dans des circonstances si particulières, les sentiments, les jugements sont souvent
faussés, souvent exacerbés. Prévoir aussi l'après-libération: cette masse de déportés de tous pays
livrés à eux-mêmes et tout naturellement désireux de rentrer au plus vite.
Une très grave épidémie de typhus devait pendant cette période rendre les choses encore
plus difficiles: il fallait soigner, nourrir les typhiques, ou plutôt leur faire avaler le peu de liquide ou
de soupe qu'ils pouvaient absorber.
Il fallait organiser les réunions en conséquence, selon les objectifs à atteindre pour chacun.
Surveiller, éviter les "bavardages", les "rumeurs, et -oui, hélas- les espions...garder les secrets.
Pendant cette période, le Général fut un exemple de dévouement, mais aussi d'autorité constructive.
Ne pas sombrer dans la grandiloquence. Ne pas se laisser emporter par l'exaltation de la libération
que l'on sentait proche. Ne pas envisager non plus l'irréalisable. Garder les pieds sur terre. Servir
sagement jusqu'au bout.
Le Général était "hilfschreiber" -aide-secrétaire- au block 24. Il fallait en effet pour ne pas
sortir en Kommando (équipe de travail) avoir une affectation à l'intérieur du camp -aide de toute
sorte, entretien, administration centrale, ou -ce qui était son cas- administration dans un block ou
une baraque. Cette position permettait une plus grande activité dans le cadre du Comité
International ou des Comités Nationaux.
Ceux qui restaient dans le camp étaient parfois contrôlés: il fallait savoir si tous les présents
avaient un travail réel. Le contrôle avait lieu en milieu de matinée ou d'après-midi par un appel
général. Le S.S. passait avec ses sbires; il demandait le "block", le matricule -c'était notre identité
principale- le nom et la fonction.
Ce jour-là, avec le "personnel" du block 24, j'étais aligné à coté du Général -nous ne nous
quittions guère. Combien les choses peuvent basculer, brutalement ! Nous nous tenions là, côte à
côte, -c'était la dernière fois, notre dernier appel ensemble- nous ne le savions pas. C'était la routine
de contrôle, rien de spécial pour nous.
Le S.S. passe, crayon et carnet à la main. Je décline mon identité, mon matricule, ma
fonction: "Block Kantiner"... ce qui me laisse bien du temps pour faire...ce que nous avions à faire.
Un cantinier sans cantine: mais c'était le règlement, chaque "block" devait avoir son cantinier !
Pointage du S.S. sur sa liste: Gut". Il passe au suivant.
Nous devions maintenir le garde-à-vous, ne tourner la tête en aucun cas. J'entends alors à
coté de moi la voix du Général: - "Delestraint". -"Fonction ?" -"Général".
Arrêt pile du S.S. Surprise totale. Il fait sortir le Général du rang, note longuement. Retour
dans le rang. C'est tout.
Qu'allait-il se passer? Que s'est-il passé ensuite ?
Pourquoi avoir soudain donné son grade, alors qu'on ne le lui demandait que sa "fonction" ?
Je n'ai rien dit au Général. L'appel a continué. J'avais vécu Natzweiler, j'avais vécu
Mauthausen avant Dachau; j'avais, si l'on peut dire, de l'expérience. J'étais soucieux, c'est tout.
On ne peut après cela qu'imaginer: le S.S. faisant son rapport, le dossier du Général
ressorti... Par décision de Berlin, nous n'étions plus que quelques N.& N. et il régnait une pagaille
extraordinaire: tout le camp se trouvait surpeuplé par l'arrivée de déportés évacués par les S.S. dans
leur retraite.
Appel du Général: il partait, nous dit-on, pour le Herrenbunker" -des cellules réservées aux
prisonniers d'"honneur". Ce fut confirmé. C'était "logiquement" rassurant. Enfin...Peut-être serait-il
traité comme un Général ? Désir des S.S. de se faire bien voir ?
Nous gardons le contact, pour le Comité International, lorsque sur sa demande il venait à
l'Infirmerie. Tout avait l'air de bien se passer en somme... Un jour, ce fut notre dernière rencontre et
ses dernières paroles: "C'est la fin, mon petit, nous avons gagné. Si, dans ce qui va se passer nous
nous perdons dans la foule, rendez-vous à Paris!" Et il partit de son pas rapide.
Cette phrase résonne encore à mes oreilles. Je revois encore ce petit homme énergique au
merveilleux regard bleu ciel, si franc.
Un soir au block 24, le secrétaire avait transmis sa "carte de sortie":"Ausgang durch Tot
-sortie par la mort". J'entre; on me dit: -Le général est mort..."Ils l'ont tué".
C'était le 19 Avril 1945, dix jours avant la libération du camp.
Pour lui il fallait tenir. On fit une messe clandestine, mais peut-être la plus grande, la plus
belle; ces quelques déportés en loques, au garde-à-vous, dans un recoin du "bloc 8", dans le
silence...
"Etre Exact":Votre devise, mon Général, et vous le fûtes toujours.
Il me revient, hélas, de terminer le récit de votre vie, après toutes les actions et les gloires
militaires qu'ont racontées ceux qui vous avaient connu au cours de votre longue carrière. Il me
revient de clore cette dernière année de votre vie, dans la misère et dans la faim: il me revient de
montrer ce général français en guenilles, mais le plus brillant face à ses assassins.
Nous nous étions donné rendez-vous à Paris: à mon tour d'être exact à ce rendez-vous que
vous m'aviez fixé.
Lorsque le 1O Novembre 1989 dans tout l'éclat des cérémonies de la République votre
"souvenir" (puisque vos cendres ont disparu dans "la Nuit et le Brouillard") entrera au Panthéon,
lorsque le Président de la République saluera votre mémoire, chacun imaginera le DELESTRAINT
qu'il a connu.
Je reverrai ce symbole de courage dans l'adversité -ce triangle rouge sur votre poitrine; et je
penserai alors, simplement:
- Nous revoilà ensemble, un instant. Merci pour l'exemple. Adieu, et :
"Mes respects, mon Général"
Robert SHEPPARD.
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